A côté du rêve, un monde bien réel
Les photographies de Audic Rizk sans trucage ni retouche nous révèlent des mondes oniriques, ouverts à l’imaginaire. Cependant, derrière ces clichés une pensée précise nourrit l’image en se basant sur des expérimentations liées à notre perception et notre rapport à l’espace urbain. Ceux-ci peuvent se résumer en quelques points :
• L’œil négatif
Le choix de présenter le négatif de la prise de vue comme rendu papier, appartient à leur processus de travail ; explorer la ville ou les évènements sportifs avec d’autres yeux, dans des conditions perceptives différentes. Interagir avec la ville tout en étant en décalage avec nos sens : c’est une démarche volontaire, une contrainte préétablie qui nous permet de devenir une sorte d’œil en négatif. Comme certains photographes préfèrent user du noir et blanc, d’autres de la solarisation, ils travaillent en négatif.
• Le temps comme filtre
Leur technique n’interpose aucun effet, obstacle ou élément perturbateur entre l’objectif et l’évènement ; seul le temps s’immisce entre nous et l’appareil. Cette manière de photographier ouvre la porte à de nouvelles perceptions de la réalité, qui questionnent tout autant les limites plastiques et esthétiques de la photographie en général. Le dosage du temps d’exposition détermine le facteur essentiel de chaque prise de vue. Les micros mouvements de l’appareil participent également comme agent de répétition de certains éléments graphiques de la photo.
• Nul effet, que des affects
Si l’effet semble facile, il est soigneusement calculé en amont. Mais plus qu’un effet technique, l’appareil enregistre un « affect ». Selon la terminologie de Gilles Deleuze, l’affect n’est pas rabattu sur la subjectivité, il est en effet conçu comme « processus immanent à un plan qu’il faut construire : ce plan n’est ni structuration de formes ni fait naturel ou spontané, mais milieu instable toujours ‘machiné’, ‘ agencé’, recomposé par des principes cinétiques (vitesses et lenteurs) et des principes dynamiques (intensités, degrés de puissance) ». Ces photographies sont précisément bâties sur ce corpus cinétique et dynamique, et captent les affects bien plus que les effets.
• L’artiste comme expaérimentateur
De ce fait on peut se demander où est la part de l’artiste dans une telle œuvre. L’artiste se positionne ici en tant qu’entremetteur plutôt qu’en sujet ou témoin social. L’artiste devient chercheur, expérimentateur, arpenteur de nouveaux territoires perceptifs à l’aide d’un même outil, son appareil photographique. Ce travail pousse la photographie dans une recherche formelle et plastique qui jusqu’à présent n’a jamais été ainsi abordée.
• Capter des forces et des intensités – le règne de l’espace lisse
Gilles Deleuze écrit que l’éternel objet de la peinture est de peindre les forces, de rendre visible ces forces qui ne le sont pas, c’est précisément ce que ces artistes cherchent dans leurs photographies. Leur travail s’oriente vers un art haptique et non plus optique, rendant compte des espaces lisses qui peuplent nos villes, c’est à dire des espaces non mesurables, peuplés d’événements et d’agencements, qui s’opposent à l’espace strié, métrique, extensif et hiérarchisé. Cet espace lisse est aussi un espace qui ne contient ni formes ni sujets, mais se peuple de forces et de flux, constituant un espace mouvant, sans ancrage ni polarisation, sans empreinte qui ne soit éphémère. L’artiste qui explore ce territoire ne peut être un sujet, mais seulement un agent catalyseur jouant des potentialités d’un instant. Et c’est pour cela qu’il importe peu de savoir qui des deux photographes a fixé le moment.