champs de perception

Champs de Perception

Pour une éthologie des mondes parallèles

Dans la vie d’une tique, il y a quatre moments : elle grimpe sur une branche attiré par le soleil, elle attend le passage d’un mammifère, elle se laisse tomber sur lui et lui pour se nourrir et enfin elle pond et meurt. En attendant de sentir la présence d’un mammifère afin de se laisser tomber dessus, dix-huit années peuvent passer. Jacob Von Uexküll dans son ouvrage « Mondes Animaux et monde humain « nous explique que durant cette « attente » la tique se trouve dans un état de latence ou de sommeil qui interrompt le cours du temps. Uexküll pense qu’en réalité, s’il n’y a pas de sujet vivant pour le percevoir, le temps ne peut exister et que celui-ci est spécifique et variable entre les espèces différentes.

Nous imaginons souvent que les relations entretenues par un sujet avec son milieu prennent place dans le même cadre spatiotemporel que ce qui nous relient à notre propre monde. Cependant, chaque animal occupe une sphère spécifique dont les caractéristiques sont régies par des distances limites et des vélocités locales très particulières. Pour prendre quelques exemples, si nous touchons le ventre d’un escargot avec une baguette à une cadence de trois fois par seconde, il ressentira cela comme un contact continu. De même le vol d’une mouche autour d’une lampe est circonscris dans un rayon de cinquante centimètres environ autour de la source lumineuse. La mouche change ainsi abruptement de direction aux abords de ces limites pour revenir dans sa bulle. On constate que l’espace vécu des animaux est délimité par un champ perceptif qui lui est propre.

Aujourd’hui parmi les outils de perception les plus fidèles, la photographie prend une place de prestige. Celle-ci, dans sa plus large acceptation, nous montre un monde objectif correspondant à notre expérience visuelle. En comparant les différents niveaux de perception d’un œil humain, de celui d’une mouche ou d’un mollusque, Uexküll nous révèle l’étendue des représentations possibles que nous portons de notre monde (fig. 1). Il utilise, pour représenter la perception humaine, un simple cliché photographique fidèle en tout point à ce que nous voyons. Pourtant il suffit de modifier quelques paramètres de prise de vue pour nous faire basculer dans un espace-temps déconcertant rappelant la fragilité et l’étroitesse de notre point de vue. Et c’est précisément ce que nous propose Audic Rizk par leurs photographies remettant en question notre perception des choses.

En faisant varier le temps d’obturation, et en captant le négatif qu’ils présentent directement sur papier photographique, ils nous révèlent des mondes insoupçonnables foisonnant de couleurs et de temporalités inouïes. Des mondes avec des lignes de force très particulières, des seuils temporels singuliers. Un monde parallèle se dévoile à nous dans l’intervalle d’une à trois secondes en général. Les tonalités peuvent varier de ville en ville, nous renseignant sur les caractères locaux de tel espace. C’est ainsi que nous découvrons à travers les clichés de ces artistes qu’un autre monde existe et qu’il disparaît ou s’altère si nous dépassons le seuil requit de vitesse et d’intensité ; le Times Square à New York ne marquera que des tâches noires sans intérêt car son intensité et trop forte alors que le dialogue photographique avec Venise doit se chuchoter pendant une trentaine de secondes afin de marquer l’entrée dans son mystérieux territoire.

Ce qui est certain c’est que le monde que nous habitons ressemble plutôt à des mondes qui se chevauchent et s’imbriquent, nous apportant pour chaque spécificité perceptuelle une image correspondante à un espace-temps local et singulier.

Fig. 1

 Photographie d’une rue de village                      La même rue pour un œil de mouche               La même rue pour un œil de mollusque


[Jacob von Uexküll, « Mondes animaux et monde humain », éditions Denoël, 1965 pour la traduction française.