La lumière tactile
Des images résiduaires et de l’étrange familier
Il paraît étrange de parler de perceptions tactiles concernant la vision optique reliée à la couleur et à la lumière colorée. C’est précisément ce que nous propose le livre de chevet sur l’art de la couleur écrit en 1961 par le professeur du Bauhaus Johannes Itten. En se basant sur des expériences concrètes, Itten nous montre que des sensations de chaud ou de froid changeaient de 3 à 4 degrés suivant que les pièces étaient peintes en bleu vert ou rouge orangé. En effet, des personnes se trouvant dans la pièce bleutée trouvent qu’il fait froid à 15° alors que ceux dans la pièce rouge ne ressentent le froid qu’à 12°. D’autres expériences effectuées sur des chevaux après les courses ont confirmé cette hypothèse avec des chevaux qui se calment plus rapidement dans une écurie peinte en bleu-vert. Itten va jusqu’à nous fournir une classification des sensations tactiles des couleurs sous des rapports opposés : transparent/opaque, fin/épais, aérien/terreux, léger/lourd, humide/sec. Quand l’œil commence à discerner des impressions de fin ou d’épais, d’humide ou de sec, de mou ou de friable, c’est en tant qu’organe tactile qu’il opère. Cette perception tactile de la couleur se retrouve notamment dans le négatif des lumières colorées que proposent les photographies de Audic Rizk, suscitant ainsi une vision inhabituelle des villes. Leurs clichés s’appuient sur la synthèse additive des couleurs qui se définit par l’apparition de la couleur complémentaire à travers l’addition de toutes les autres couleurs du spectre lumineux.
Itten écrit que l’œil a besoin de la couleur complémentaire afin de restituer une harmonie à la vue ; à chaque fois que nous percevons une couleur, il suffit de fermer les yeux afin que se forme en image résiduaire sa couleur complémentaire. Ceci est appelé le contraste successif. Nous voyons ailleurs que si nous posons un carré de teinte gris neutre sur un fond de couleur, la couleur complémentaire du fond « se dégage » du carré gris par ce qu’on appelle le contraste simultané qui fait émaner de la couleur grise comme une chaleur colorée du négatif de la couleur de fond : un carré gris sur fond violet se colorie en jaune alors qu’un carré gris sur fond bleu laisse émaner une coloration orange.
Itten
termine son livre sur quelques notes concernant les complémentaires. Il indique
que la réalité et l’effet des couleurs complémentaires sont identiques. Il veut
dire que le négatif est toujours en latence du réel et s’actualise instinctivement
dans l’œil du spectateur, mais cette « couleur
complémentaire n’existe pas réellement. On ne peut pas la photographier ».
On voit à travers l’œuvre de Audic Rizk qu’un pas important a été franchi dans
ce domaine : les couleurs négatives non seulement peuvent être
photographiées, mais plus important encore, elles dévoilent tout un univers de
sensations tactiles et de tonalités inimaginables jouant dans leurs nuances. Le
réel s’estompe peu à peu dans le négatif qui actualise un nouveau monde fait de
complémentaires, celui-ci, à la fois étrange et familier, nous est révélé dans
tous ses détails foisonnant d’énergies et de lumières.
Johannes Itten, L’Art de la Couleur, édictions Dessain et Tolra, Paris, 1986 pour l’édition française abrégée.