Occurrence et Evenement

Occurrence et Evènement 

La culture européenne pourrait être définie comme une culture de l’évènement. En photographie, le propre de nombreux photographes est de saisir l’évènement, capter cet instant décisif où toute la trame de ce qui va se jouer est déjà là, perçue en avant première. L’évènement se détache sur la toile de fond d’un quotidien banal, et s’expose comme un instant unique, surgissant s’extrayant de l’épaisseur d’un temps lisse et monotone.

Tant de photographies cherchent à capter l’évènement, pour avoir été là au bon moment à la minute près. Dans les photographies d’Audic Rizk, cette approche prestigieuse du culte évènementiel de la photographie est dès lors totalement oubliée. En prenant soin de comprendre l’appréhension du temps d’obturation dans leur technique de prise de vue, on découvre alors d’autres notions qui viennent nourrir leur rapport au temps, plus précisément au cours du temps, au procès du temps.

Leur travail laisse venir à eux le cours des choses, quelque soit le moment, aucun n’est plus décisif ou pertinent qu’un autre. Ils ouvrent l’obturateur de l’appareil pour rencontrer une occurrence, la laisser advenir, selon son propre rythme, et l’accueillir telle quelle, sans visée journalistique ou documentaire. Leurs photos ne cherchent pas à montrer un évènement qui survient, jaillissant au milieu des miettes du quotidien. Ils attendent avertis, l’occurrence se démêler, et peut-être alors pourront-ils l’exploiter comme l’opportunité d’une photographie, une de ces photographies qui leur ressemblent tant, unique, insaisissable, impalpable et pourtant qui donne à voir toutes ces énergies qui ont traversé le cours des choses l’espace et le moment de jouer de l’obturateur. Lorsque l’occurrence advient, l’imprévisible se mêle opportunément à ce qui est encore l’indéfinition de la tendance et l’aléatoire fécondant à nouveau le devenir, de nouveaux germes de possible, en même temps que de visible, apparaissent. De là naît la capacité d’innovation du procès qui fabrique ces photographies. A peine amorcée, la tendance/occurrence qui s’engage est portée d’elle-même à son déploiement sur la pellicule photographique.

Chaque photographie emprunte au cours des choses les flux qui le traversent, flux de lumières, de vitesses, de tensions, de perspectives, autant de flux disponibles qui composeront à leur gré le rythme de la photographie. Ces flux empruntés au cours des choses sont portés par l’occurrence, mais cette structure d’occurrence est trop fluide pour donner prise et se laisser façonner. Ces photographies n’enjoignent rien, elles ne font qu’enregistrer, inscrire. D’une certaine manière, elles sont sans perspective et sans recul, elles ne font de morale ni ne commentent, ni méditatives ni prescriptives ; elles ont délaissé tout discours de réflexion comme tout travail de persuasion, se bornant à dire l’occurrence.

Ces photographies ne se figent dans aucune position, le processus de leur essor se déploie et se renouvelle à partir de ce qui est engagé, il avance mais sans aller vers, il est sans destination. En conséquence les formes archétypales, les identités formelles qui posent le décor de nos lieux de vie, sont évidés de tout leur sens, se perdent dans une trame indéfinissable, non orientée et insoumise à notre reconnaissance primitive. Ces villes comme entourées d’un halo de durée ne ressemblent plus à nos villes, le procès du temps les a fondues en un nouveau regard, cette fois-ci hors du temps, artistique et esthétique à la fois, cependant encore vierge de toute retouche ou manipulation digitale.

Fluence et formation, occurrence et disponibilité, délimitent peu à peu les contours de chaque photographie. Loin de tout évènement saisi en plein vol, loin de tout commentaire social ou moral, ces photos nous laissent libres de jouir d’un invisible, hors champ, hors temps, hors fait. Cet invisible nous incite à regarder ailleurs, ce que la ville est capable d’émaner en leur fond d’immanence, lorsque personne ne cherche plus à en ex-traire ses solides, ses volumes ses formes et ses objets, tous ces cadres et stéréo-types qui définissent son urbanisme, son schématisme primaire.


Cet article reprend les notions d’occurrence et d’évènement développées par François JULLIEN dans son livre « Du temps », Ed Grasset 2001. Ces notions sont traitées à partir des différents points de vue de la Chine et du monde occidental.