Définition du Haptique
Le mot haptique issu du grec haptein signifiant saisir, a été utilisé la première fois par Aloïs Riegl dans son livre «L’industrie d’art du bas-empire romain». Selon Riegl, l’art égyptien s’est forgé autour d’une vision rapprochée, proche du toucher, toujours sensible à la tactilité, puis s’est développé dans sa phase tardive vers une vision éloignée, qui sait se contenter de l’œil seul. L’art égyptien à travers ses bas-reliefs qui tapissaient les espaces, opérait une double transformation : aplanir les formes représentées et sculpter les surfaces presque à l’infini. Le résultat engendrait la nécessité d’une vision rapprochée spécifique à cet art que Riegl nomme perception haptique, c’est à dire proche du tactile, d’un œil capable de toucher, de
saisir. La perception haptique s’attache à des stimulus opérant sur les récepteurs tactiles et les organes proprioceptifs des muscles et tendons, cela fonctionne plus particulièrement lorsqu’un oeil privé de la distance nécessaire pour reconnaître des formes, déclenche par lui-même des mécanismes de reconnaissance ultra-proche, se concentrant à discerner des températures, pressions, textures, intensités, c’est à dire en nous rendant sensibles aux tactilités de l’espace.
Art et Perception Haptique
Depuis quelques années la perception haptique est devenue un sujet d’étude pour certains artistes attachés à la matière, au toucher, aux textures, car elle privilégie les sensations du toucher-saisir. Ces sensations concèdent une large part aux données intensives de la température, la pression, la concentration, la vélocité, la densité. Ces données intensives sont surtout locales, très dépendantes de leur voisinage car toutes relatives. Elles se rapportent dans le domaine mathématique aux différentielles, qui localement définissent une zone et son voisinage dans un rapport de gradation, d’intensité. De ce fait, l’échelle des sensations haptiques travaille essentiellement au niveau local de la perception, exactement comme les différentielles en mathématique. D’autres domaines artistiques ont tenté l’expérience du haptique, en valorisant certains processus de reconnaissance par des outils qui dérangent la perception optique ou vision éloignée. On parle souvent de photographie non-objective, elle est représentée par le travail de Man ray, Raoul Ubac, les bulles de savon de Hannes Kilian, les gouttes de Peter Keetman, les pollens de Carl Struwe ou les écroces de Luigi Veronesi qui sont toutes des composantes d’une lecture abstraite parfois haptique. Dans le cinéma des résultats sont obtenus par des techniques de superposition d’images, de pixélisation et de rapport de contraste. Ces mêmes outils peuvent être également utilisés dans la photographie, cependant il est important que le travail de détournement optique soit plus lié à un rapport direct entre les organes perceptifs et la réalité photographiée. Cela se présente dans les photographies présentées ici par la coalescence de temporalités différentes dans une même image photographique; le temps d’ouverture de l’obturateur variant jusqu’à deux secondes enregistre une seule image contenant plusieurs instants. Cette image multiple force l’oeil à faire appel à d’autres organes perceptifs ouvrant la voie à une expérience synesthésique (phénomène d’association d’impressions venant de domaines sensoriels différents).
Dans le cinéma, l’œil en général perçoit des instants successifs sans pouvoir cerner le mélange des temporalités en une même image. Ce décalage entre les temporalités des photographies et celles perçues par l’œil participe à un déphasage qui pousse l’œil à se trouver dans de nouveaux territoires où s’éveille la perception haptique. Dans les arts plastiques, l’exemple le plus frappant de perception haptique peut être les installations lumineuses de James Turrell, où l’œil doit s’efforcer de chercher la profondeur et l’espace pour mieux comprendre cette réalité qu’il aborde. De nombreux artistes-installateurs cherchent à créer des situations paradoxales et ambiguës de perte de sens où la quête d’une tactilité de l’espace devient le but majeur suggéré par l’artiste.
Comment est-ce que ces photographies réussissent à transformer notre œil en un appareil haptique ? C’est en travaillant sur les paramètres qui régissent la perception visuelle qu’on peut intervenir pour donner à l’œil de nouvelles coordonnées et de nouveaux repères. Plus précisément, ces photographies empêchent l’œil de fonctionner par ses repères usuels et le poussent dans une recherche continue d’autres paramètres qu’il pourrait utiliser pour construire son champ de reconnaissance. Plus cette recherche perdure, plus l’œil fatigue à différencier des zones reconnaissables. Et c’est bien à travers cette résistance des lieux au repérage visuel qu’un phénomène d’adaptation nouvelle s’amorce dans l’appareil optique. L’œil ou plutôt le cerveau, commence à poursuivre d’autres indices, à fouiller dans d’autres mesures. Les déterminations de distances, de profondeurs, de perspectives ou de volumes identifiables sont abandonnées, un champ complètement nouveau s’ouvre où l’œil tâte, touche et palpe. Cette transformation de l’œil s’effectue précisément dans le passage entre la recherche du connaissable et l’abandon de celle-ci pour des outils empruntés à d’autres genres de perception. En d’autres termes, dans sa recherche de formes connues, de figures reconnaissables et profondeurs calculables, l’œil parcourt la surface de la photo, il explore sa superficie et c’est en s’attardant dans ce regard superficiel sans pouvoir accéder à son contenu que l’œil découvre d’autres paramètres et d’autres dimensions sur sa surface. Ce passage dénote le remplacement d’une vue globale et distanciée de l’objet, par une visualisation proche et latérale qui tâte et parcourt, touche comme une main des surfaces qui soudain dévoilent toute une dimension cachée à la vue, des dimensions habitées par des rugosités, des points chauds, des zones de densité ou des vitesses locales de déplacement. C’est donc une perception intensive des lieux, où l’œil se transforme de lui-même en organe haptique, qui cherche les intensités comme points de repère comme indices de compréhension, car les données extensives habituelles telles la forme, les distances, l’aspect, ne peuvent plus être prises en considération.