PEINTURE ET PHOTOGRAPHIE
L’essor de la photographie à la fin du XIXe siècle, a incité les artistes peintres à se réapproprier leur art suivant de nouvelles trajectoires, loin de toute concurrence avec la reproduction réaliste des portraits et autres scènes de vie que pouvaient opérer les appareils photographiques. Un nouvel élan a envahi la création picturale, de nouveaux courants se sont formés peu à peu en marge de la reproduction à l’identique. D’abord influencés par l’école de Barbizon dès 1849, les peintres impressionnistes, dont le mouvement officiel est né dans l’atelier du photographe portraitiste Nadar en 1874 rivalisent d’inventivité pour capter la lumière dans leur peinture, tout en oubliant l’exigence réaliste. Et c’est d’ailleurs chez Nadar que Pissarro, Monet, Sisley, Degas, Renoir et Cézanne entre autres exposèrent alors leurs œuvres. Ensuite en 1899 les fauvistes osent des couleurs vives et saturées, puis à partir de 1906 les cubistes réinventent l’espace de la toile rompant désormais avec la perspective unitaire classique. En 1909 les futuristes créent des compositions étonnantes, loin de toute réalité statique et figée, enfin après les compositions librement abstraites de Kandinsky, Klee, Malevitch et les surréalistes tentent de peindre l’imaginaire, le rêve et l’inconscient. Progressivement les peintres s’ouvrent à l’abstraction, et la peinture contemporaine aborde ouvertement les territoires abstraits de libre figuration.
La photographie semble avoir délivré les peintres du joug de la réalité, ils peuvent désormais se permettre de créer hors de cette réalité. Il est à noter que souvent peintres et photographes se retrouvaient ensemble, d’ailleurs ce fut également un photographe, Alfred Stieglitz, qui en 1908 contribua largement à l’ouverture et à la diffusion des artistes d’avant-garde aux États-Unis en exposant régulièrement leurs œuvres dans la fameuse galerie 291 à New York. L’essor de la photographie a joué un rôle précurseur dans la création picturale du début du 20ème siècle.
Aujourd’hui la photographie intensive est finalement capable, sous certains aspects, de rejoindre l’esthétique de la peinture abstraite, non figurative. Bien que son élaboration n’ait rien de commun avec la peinture abstraite, le rendu visuel en est très proche, et les ressemblances et similarités avec certaines toiles de maître sèment parfois la confusion ou l’interrogation dans l’esprit des spectateurs. La photographie intensive permet de peindre à partir de la réalité, et surtout de sa lumière, avec elle et à travers elle. Ce n’est pas de la peinture à proprement parler, cependant un grand nombre des éléments subjectifs qui font l’intégrité de la peinture se retrouvent pris au piège de ces photos. Le coup de pinceau se transforme en rai de lumière, les couleurs ne sont plus issues du tube mais de l’atmosphère, le mélange des couleurs ne se fait plus sur la palette mais dans les deux secondes d’obturation, le dessin de la main devient les mouvements de lumière pris sur le vif, l’obturateur délimite la toile dans le temps, le photographe ne conçoit pas son tableau de sa propre imagination, il le capture dans le champ des événements présents sous ses yeux. C‘est une peinture aléatoire, unique à chaque prise, incontrôlable et cependant riche d’espace pour la libre imagination du spectateur, la part de rêve propre à chacun. Ces photos surgissent de la ville et s’approprient instinctivement la peinture, à travers cet œil devenu organe haptique face à l‘in-reconnaissable. Le geste du peintre est perdu dans l’occurrence photographiée. Derrière cette peinture, aucune illusion, une stricte réalité certes anexacte comme on ne s’y attend pas, mais rigoureuse par son authenticité instantanée. Ce travail photographique cherche précisément à envahir un domaine non figuratif et abstrait, comme une porte ouverte vers un nouveau champ photographique appelé photographie intensive, étant donné l’essence de ce qui se capte.
Une différence essentielle entre cette photographie et la peinture est la provenance de leurs signes graphiques. Ces photographies sont directement reliées à la réalité présente, ce que nous voyons est une sorte de dérivé multiple de cette réalité. Le processus qui génère ce genre d’image abstraite est purement mécanique et en un certain sens, mesurable. Ainsi malgré l’apparence abstraite non figurative, l’origine en est toujours une stricte réalité conforme à nos sens. Alors que dans la peinture l’origine des signes graphiques provient d’un geste libre et spontané du peintre, chaque signe est une décision personnelle, un choix mûrement réfléchi qui comporte un sens face à son auteur. Il n’existe pas de recette ou de processus mécanique, bien que certains peintres comme Pollock, Warhol ou Richter revendiquent parfois le processus mécanique de certaines de leurs toiles, il n’existe pas de code établi pour en percer l’origine.
Finalement les artistes ne sont pas maîtres de ces photographies, leur seul maître est l’occurrence aléatoire qui s’offre devant leurs yeux aiguisés. Une question peut se poser, y aurait-il un code propre à la peinture abstraite qui nous permettrait d’identifier l’origine de ces compositions ? Évidemment nous sommes tentés de répondre
non, et c’est précisément cette négation qui pose d’elle-même toute la différence entre ces photographies et la peinture. Même si quelquefois certains croient voir dans ces photos un Mirô, un Klee, ils ne voient qu’une ferme réalité prise au piège d’un processus de transformation.