PLAN DE PRÉGNANCE
Évanescences et Manifestations
Dans nos photographies, le temps d’obturation nous permet de capter des mouvements qui s’établissent principalement selon deux directions inverses : la première, de l’avant vers l’arrière qui emporte ailleurs la figure principale du premier plan, suscitant l’évanescence du sujet. Et la deuxième, poussant de l’arrière-plan vers le devant, le fond venant alors se manifester en amont. Ces deux mouvements antagonistes vont se réunir peu à peu et créer par coalescence un plan médian où se rencontrent sujet et fond. Ce plan constitue le plan de prégnance de l’œuvre. Il déterminera le diagramme à partir duquel se structure la photographie. C’est dans ce plan de prégnance que s’impose à la perception le résultat des deux mouvements opposés, l’un qui s’estompe et l’autre qui sourd…[1]
Dans le plan de prégnance va se manifester une occurrence, on sent qu’il y a quelque chose qui arrive. Ce qui arrive n’est pas une scène qui sera représentée sur la toile, ce n’est pas une représentation d’une réalité objective. C’est plus de l’ordre d’une présence qui arrive et va émaner de l’œuvre, une présence qui vient s’imprimer sur le plan de prégnance. Dans les photographies de sport, ce n’est plus la représentation des icônes du sport et de leurs spécificités qui apparaissent. Tout cela s’évanouit, comme happé par le fond de l’image au profit d’une présence figurale qui point et condense l’essence du mouvement et de l’élan sportif. Sur ce plan de prégnance, la jambe d’un sportif s’efface par sa vélocité en même temps que le fond habité par les spectateurs se manifeste au plus près de la figure par des lignes colorées ou des hachures crayonnées…
Mais comment se forme ce plan de prégnance et par quels mouvements de coalescence peut-il prendre consistance ? Nous avions évoqué le temps d’obturation, un long temps de pose qui ouvre ces possibilités d’opérer un changement de perception. Si nous regardons ce temps d’obturation de plus près, nous remarquons quelque chose de singulier qui opère par son truchement. Si nous ouvrons l’obturateur trop longtemps, le résultat est catastrophique puisque l’interaction prolongée de la lumière avec l’appareil photo brule l’image et produit un rendu tout noir où la figure et le fond se sont détruits mutuellement dans une sorte de synthèse soustractive. Si, au contraire, le temps d’interaction est trop bref, rien ne se passe, l’occurrence n’est pas au rendez-vous, nous tombons dans une photographie journalistique sans intérêt pour l’art. Car pour que quelque chose arrive, pour que l’occurrence s’exprime, il lui faut un seuil, un laps de temps à partir duquel matière et lumière produisent une présence perceptible.
C’est là tout le mystère de la photographie intensive qui ne produit une présence dynamique qu’à travers un dialogue très précis entre le photographe et l’environnement photographié. Ce dialogue entre photographe et environnement est très différent de celui du peintre avec son sujet. Le peintre interagit directement par sa main sur le support de la toile pour tenter d’extirper cette présence qu’il perçoit du sujet. Le photographe lui, opère par cet objet de transition qu’est l’appareil photo. Ses mains sont prises par cet outil capteur de lumière. C’est un outil magnifique qui possède ses propres degrés de libertés et ses propres paramètres de captation très différents de ceux du photographe.
Le photographe doit donc procéder par l’entremise d’un passeur pour dialoguer avec son sujet. Il n’utilise pas sa main directement pour peindre son environnement mais doit manœuvrer dans ce temps d’obturation et à travers les paramètres de l’appareil pour accompagner le hasard de l’occurrence tout en participant activement à insuffler la création de l’œuvre.
C’est donc plus une question de manœuvre que de manipulation, c’est plus un mouvement de l’intérieur et par l’intérieur qu’une gestion détachée. La photographie intensive intègre l’appareil comme partie prenante du corps du photographe et c’est pour cela qu’il importe de dégager l’appareil de l’œil pour le porter au plus proche de son torse, comme collé à nos mouvements et faisant partie de notre proprioception.
Cette manœuvre c’est précisément une œuvre de la main et non de l’œil. La photographie intensive œuvre avec la main et crée des perceptions haptiques et non optiques. Des sensations liées au tact et au toucher comme celles de température, de pression, de textures et de célérités.
Aloïs Riegl parlait de cet Art Haptique propre aux Égyptiens en le différenciant de l’Art optico-tactile des Grecs ou celui strictement optique des peintres flamands. Aujourd’hui la photographie intensive « démomifie » l’Art Égyptien en reprenant ce dialogue de la figure et du fond sur une surface plane si caractéristique des bas-reliefs égyptiens et en le transposant dans la nouvelle dimension du plan de prégnance qui naît de la rencontre dynamique du fond qui se manifeste et de la figure qui s’évanouit.
Ce plan de prégnance se produit différemment sur les différents sujets de la photographie intensive. Dans les photographies d’arbres, l’occurrence se fait par la rencontre entre l’arbre et son environnement sur un plan médian où les sensations atmosphériques déposent leurs traces fugitives… Dans les œuvres sur les vitraux, c’est sur la surface du verre que se forme le plan de prégnance en produisant une présence intrigante, car n’oublions pas que la lumière qui arrive sur les vitraux est une lumière physique mais celle qui en émane est une lumière spirituelle ! Et c’est précisément sur la surface du verre que l’alchimie opère, que le plan de prégnance transfigure la réalité…
[1] La prégnance a été introduite dans la Gestalttheorie comme la force et stabilité d’une structure perceptive, qui s’impose de façon plus ou moins grande aux sujets.