Plans d’Immanence

Le plan d’immanence est selon le philosophe Gilles Deleuze comme une coupe du chaos, et agit comme un crible. Le plan d’immanence n’est pas un concept, ni le concept de tous les concepts. Les concepts sont comme les vagues multiples qui montent et qui s’abaissent, mais le plan d’immanence est la vague unique qui les enroule et les déroule. Un plan d’immanence est le milieu sur lequel les concepts se poseront, sur lequel les concepts se connecteront.
Avant de se mettre à penser, avant de créer nos concepts, nous nageons dans une sorte de bouillie mentale, une sorte de flou, un chaos interne. La philosophie cherche à établir une consistance, une certaine solidité, que le chaos veut défaire à tout instant. Notre pensée nage dans le flou, mais ses points d’ancrage sont les concepts. Le chaos nage tout autour.
Instaurer un plan d’immanence, c’est établir un lieu, un milieu, une atmosphère où les concepts pourront se former, se cristalliser, se solidifier, se lier entre eux, acquérir une consistance, sortir du chaos. Ensuite ces concepts sont utilisables par la pensée, par la raison. Ils deviennent philosophiques. Mais d’abord, il doit y avoir une certaine expérimentation, une errance, le flou de notre pensée doit former un plan, une coupe du chaos, comme une atmosphère est nécessaire pour l’apparition de la vie, le plan d’immanence est nécessaire pour l’apparition des concepts.

À travers notre monde réel agissent des plans d’immanence virtuels dont nous n’apercevons que les ultimes actualisations. Ces plans fourmillent de multiplicités d’ordre intensif qui, peu à peu, se développent vers les phénomènes reconnaissables et individualisés que nous appelons réalité objective.

Ces photographies cherchent à retracer des plans d’immanence tapis au fond de notre réalité. Ces plans sont construits à travers l’objectif d’un appareil photographique par les paramétrages spécifiques du négatif et du temps d’obturation qui interagissent avec les intensités lumineuses et les mouvements des scènes enregistrées. En regardant en détail certaines photos, on perçoit des entités floues sur le point de se définir de mieux en mieux, certains traits à peine esquissés se démultiplient pour former un nouvel événement sur le point d’apparaître. Des couleurs se condensent, des formes se discernent peu à peu dans ce brouillard informel, chaque événement se précise selon sa propre célérité, des formes se délimitent tandis que des zones plus incertaines commencent à peine à s’individualiser. Les intensités, les pressions, les célérités sont chaque fois uniques, incontrôlables. Le rendu est une expression proche de la peinture avec ses forces colorées, ses traits esquissés ou ses compositions libres.

La photographie habituelle nous offre des images de la réalité présente sous nos yeux, cependant il suffit que nous puissions la détourner pour qu’elle nous offre à voir les intensités qui parcourent les événements. Une photographie qui cherche à rendre cette partie cachée du réel explore alors dans les mêmes zones que la peinture abstraite. Elle fouille dans un chaos informel pour y retirer une trace d’infini dans un cadre fermé.